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La première porte à droite
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27 octobre 2006

Jimmy Corrigan

Voici une planche extraite de Jimmy Corrigan, The Smartest Kid of Earth, de l'américain Chris Ware :

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(Cliquer sur l'image pour l'agrandir)

Il s'agit donc d'une planche de bande dessinée, au mode de narration basé sur des séquences d'images, avec en l'occurence très peu de texte.

Cette planche relève à la fois d'une économie de moyens et d'une complexité de modes narratifs rares. La stylisation du dessin relève du signe visuel, du code, au même titre que les panneaux de signalisation.

panneau

Les personnages et leurs actions se décryptent au premier coup d'oeil. Chaque trait, chaque contour relève du code graphique qui suggère un référent en le simplifiant considérablement, sur un mode mimétique éloigné de la représentation réaliste ou photographique.

Tout est signifiant et rien n'est laissé au hasard. Les personnages chez Chris Ware sont reconnaissables par leur forme et par leur couleur. Dans les deux cases en bas à droite, c'est grâce à la couleur qu'on comprend, en deux images saisissantes, le drame d'une séparation : le couple a des vêtements de même couleur, puis l'homme est soudain avec une femme portant un vêtement d'une autre couleur, laissant sa compagne figée à la même place dans le cadre.

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Celle-ci a, qui plus est, un ventre de forme arrondie, ce qui nous amène à comprendre la troisième image : l'accouchement ! La quatrième nous suggère l'après-accouchement : on ne voit pas le bébé, mais le lieu a changé (une chambre au lieu d'un bloc opératoire) et la femme est dans une attitude différente, récupérant après l'effort.

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Un médecin passe avec un dossier, sur lequel se pose une flèche menant à une autre case. Zoom sur le dossier qui nous indique avec un minimum d'éléments textuels un certificat de naissance...

Pourquoi ne voit-on pas le bébé ? Parce que la mère ne garde pas le bébé. On sait plus loin, en suivant le parcours du certificat de naissance, que le bébé sera adopté...

                         

                     

Mais revenons à nos quatre cases.7_erreurs

Le rythme induit par une taille identique de cases fait penser aux jeux des sept erreurs, sauf qu'au lieu de perdre le lecteur d'images dans le détail, le jeu consiste à lui indiquer clairement les différences. En comparant d'un coup d'oeil les deux images juxtaposées, on voit ce qui change dans le cadre et ce qui reste identique.

Il y a aussi un regard systématique posé par l'auteur sur un objet : en l'occurence, sur cet enchaînement de cases, le regard est focalisé sur le personnage féminin. Son visage est toujours dessiné à la même place relativement au cadre, qu'elle soit debout ou couchée. Le point de vue restant à chaque fois dans une égale distance, la taille des personnages est toujours la même, et le sol est toujours situé à même hauteur, traçant une ligne qui fait le lien entre les quatre cases.

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A l'instar de la ligne du sol, la continuité du décor entre les deux premières cases contribue à la fluidité de la lecture, tout en nous indiquant que les deux scènes, qui se passent à deux moments différents, se sont bien passées en revanche dans le même cadre spatial, voire dans une même unité spatio-temporelle (le cadre du lycée) divisée en deux moments. C'est la même chose qu'on constate à l'hôpital, dans ces deux moments distincts tous deux baignés d'une coloration bleutée qui les unit dans une unité spatio-temporelle (le cadre de l'hôpital). En termes cinématographiques, on parlerait de séquence. Chris Ware, en virtuose de l'ellipse, parvient à condenser en deux cases une séquence entière !

De même, en élargissant, l'assemblage des quatre cases fonctionne comme une unité spatio-temporelle à part entière, distincte du reste de la planche : c'est ainsi que fonctionne le système séquentiel de Chris Ware. Des unités spatio-temporelles divisibles en unités spatio-temporelles elles-mêmes divisibles, etc.

Il nous emmène ainsi dans un tourbillon de vie à coups de zooms dans l'espace et dans le temps qui nous transporte de microcosme en macrocosme, avec une grande diversité de moyens.

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En dehors de cette série de variations sur des cases de taille identique, système qu'on retrouve différemment à d'autres endroits (notamment la "frise de la vie" qu'on peut voir avec les visages bleutés qui vont de la naissance à l'âge adulte suspendu dans l'instant présent du récit, ou même le trombinoscope du lycée dans lequel Ware focalise sur les deux protagonistes qui vont donner naissance à cette fille), il y a un mode de focalisation simple et sublime dès les deux premières cases en haut à droite.

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En effet, au lieu de zoomer en agrandissant l'image de la femme dans l'encadrement de la porte, Ware laisse l'objet de notre attention à la même taille, mais l'isole en faisant disparaître le décor. L'encadrement de la porte fonctionne alors comme le cadre de la case, mais l'espace vide laissé volontairement autour nous signifie ce mouvement de focalisation, et notre oeil se retrouve orienté de manière saisissante. Il fait lui-même le travail de zoom au lieu que l'image ne le fasse à sa place.

Entre ces deux cases, la focalisation est uniquement spatiale : on ne va pas vers un deuxième moment. Le temps est ici suspendu. D'une vue d'ensemble située dans une certaine temporalité par rapport au déroulement du récit, on se fixe sur l'individu. L'occultation du décor est également une occultation de la durée diégétique. L'individu est ramassé et on le questionne dans son entier : qui es-tu ?

Et Ware nous l'explique en prolongeant notre regard vers un moment de la "frise de la vie", distinct d'autres moments qui sont eux-mêmes reliés à d'autres évènements qui vont répondre à la question "qui es-tu ?"

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Ce langage d'images est un fantastique parcours non linéaire de lecture (c'est pourquoi il n'est pas évident d'en proposer une analyse qui, elle, avance linéairement), utilisant tantôt un séquençage propre à la bande dessinée traditionnelle, tantôt un système en réseau, avec des parcours d'une case à l'autre tracés comme de petites routes sur un plan d'orientation, parfois accompagnés de fléches qui évoquent là encore la communication visuelle des panneaux de signalisation, tantôt des tirets qui ont une fonction sémantique à peu près similaire de lien entre deux objets ou images... A chaque fois, ou presque, ces liens servent à situer dans le temps une image, ou à expliciter les relations qu'elles entretiennent, dans un récit elliptique qui condense en une seule planche plusieurs vies ou moments de vies qui s'entrecroisent.

Ce système de narration graphique peut s'appréhender comme une carte d'orientation qui nous fait voyager dans le temps ou comme un arbre généalogique qui s'anime d'anecdotes. Il fonctionne donc en réseau, ce qui n'est pas non plus sans faire penser au mode de communication visuelle que vous utilisez en ce moment-même : internet. En effet, suivre les parcours de Chris Ware, c'est cliquer sur un lien qui va nous ouvrir de nouvelles fenêtres, à l'intérieur desquelles de nouveaux liens nous enverront vers de nouvelles fenêtres, qui elles-mêmes, etc. C'est focaliser sur un détail dans Google Maps, et pouvoir zoomer de l'infiniment grand à l'infiniment petit...

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Bon, je m'arrêterai là pour le moment, en vous laissant le plaisir de décoder les infimes détails que recèle encore cette simple planche de bande dessinée. A elle seule, elle témoigne d'une façon de voir le monde qui, en plus d'être originale, sensible et particulièrement aigüe, me procure, personnellement, d'intenses émotions métaphysiques !!...

Je vous encourage en tout cas, pour ceux qui ne l'ont pas encore lu, à vous précipiter sur cette oeuvre : Jimmy Corrigan, The Smartest Kid of Earth, de Chris Ware, publié en France par les éditions Delcourt.

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Commentaires
D
Merci. Je n'avais pas pensé à rapprocher ma démarche de celle de Chris Ware, mais la comparaison me plaît ! Vivent les ellipses signifiantes et les grands écarts !!
C
Vraiment un très beau nouveau blog que voilà... je viens de parcourir l'ensemble des pages, et je trouve la démarche globale finalement très proche de celle de Chris Ware, façon "click and go", c'est intéressant, un poil déroutant, mais ça promet de belles surprises.<br /> Bonne continuation
La première porte à droite
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