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La première porte à droite
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24 novembre 2006

Esthétique de Tchouang Tseu

Voici un splendide texte de Tchouang Tseu, traduit par Jean-François Billeter.

   

J'ai choisi de l'illustrer totalement arbitrairement et intuitivement avec quelques images que j'aime bien...

   

"Pei-men Tch’eng interrogeait l’Empereur Jaune :

« Vous entendant jouer la musique de Sien-tch’e au milieu de la nature sauvage, lui dit-il, la première fois je fus saisi d’effroi, la deuxième je me sentis défait, enfin je fus égaré, désemparé, incapable de me ressaisir. »

    

empereur_jaune

   

L'Empereur Jaune

    

« C’est ce que tu devais ressentir, répondit l’Empereur Jaune. Car, bien que jouant de manière toute humaine, j’ai tout de suite réglé mon jeu sur l’action du Ciel ; j’ai tout de suite puisé dans l’énergie pure. Sous mes doigts, les saisons alternaient, les êtres naissaient et mouraient, l’épanouissement entraînait le déclin et le déclin l’épanouissement, le déploiement des formes amenait leur destruction et cette destruction leur redéploiement. J’alternais les timbres purs et impurs ; les sons coulaient, s’étendaient ; je réveillais les animaux hibernants comme le font le tonnerre et la foudre au printemps. J’achevais sans conclure, j’ouvrais sans ouverture, ma musique mourait et renaissait, tombait et reprenait son essor, constante seulement dans ses infinies métamorphoses et constamment imprévisible. Tu ne pouvais qu’être saisi d’effroi.

    

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Jackson Pollock, Number 8.

   

J’ai ensuite joué de l’équilibre du yin et du yang, de la splendeur combinée du soleil et de la lune. Mêlant les longues et les brèves, les douces et les fortes, j’ai unifié les métamorphoses, mais sans jamais me lier. S’il y avait vallée,  je remplissais la vallée ; s’il y avait ravin, je m’insinuais dans le ravin. Je ne laissais intervenir ni mes sens, ni mon esprit et me coulais ainsi dans les choses. Sous le charme de mes mélodies et de mes rythmes, les esprits se terraient dans l’obscurité et les astres suivaient leur cours au plus juste. Je m’arrêtais aux limites du fini, mais ma musique déroulait à l’infini ses effets. C’est en vain que tu cherchais à comprendre, que tu cherchais à voir, que tu cherchais à suivre. Tu étais là, confondu, sur une voie qui ne menait nulle part. Tu avais l’esprit limité par ce que tu cherchais à comprendre, la vue bornée par ce que tu cherchais à voir et tes efforts n’allaient pas au-delà de ce que tu poursuivais toi-même, de sorte que tu n’avais aucune chance de me rejoindre. Ton corps a cependant commencé à se dissoudre et tu t’es mis à épouser le mouvement. C’est pour cela que tu t’es senti défait.

   

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Andy Goldsworthy, Snow Circles.

   

Puis j’ai aboli toute inertie, j’ai laissé aller les rythmes. Il y eut comme un surgissement primitif, une polyphonie sans forme, un déploiement continu sortant d’une obscurité silencieuse. Cela se mouvait dans l’illimité tout en se maintenant dans un abîme ombreux. On eût dit la mort, on eût dit la vie. Cela semblait devenir fruit, puis finir en fleur – allant, coulant, s’épandant, se déplaçant en dehors de toute norme. Les esprits communs reprochent au Sage ce jeu qui les déroute. Car le Sage entre dans les mouvements de la nature et leur obéit tout entier. Il ne laisse pas son esprit s’échapper, ni ses sens s’égarer. Il ne dit pas un mot mais, dans son for intérieur, il exulte.

Tu as voulu m’écouter, mais ma musique ne t’a offert aucune prise et tu ne pouvais donc que te sentir perdu.

Par la musique, j’ai commencé par te jeter dans l’effroi, et tu t’es cru la victime de quelque maléfice. J’ai relâché mon jeu, et tu as commencé à perdre pied. J’ai joué l’égarement et tu as sombré dans l’abêtissement. Par cet abêtissement, tu as rejoint la Grande activité. C’est en se laissant porter qu’on entre dans la Grande activité. »

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Mark Rothko, Number 8.

   

A lire : Jean-Francois Billeter, Leçons sur Tchouang Tseu, éditions Alias, Paris, 2002.

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Commentaires
D
Merci beaucoup ! Si mon plaisir personnel à écrire ce blog suscite du plaisir à ceux qui viennent le lire, et bien... ça me fait encore davantage plaisir !
J
Je viens de découvrir votre blog : je le trouve magnifique et très intéressant. J'espère que vous aurez de nombreux visiteurs. Bonne continuation.
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