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La première porte à droite
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25 novembre 2006

Indiscrétions

La_lettre_d_amour_1667_68

Johannes Vermeer, La lettre d'amour, 1667-68.

Woman_Reading_to_a_Little_Girl__1900

Félix Vallotton, Femme faisant lire à une petite fille, 1900.

HOPPER_HOTEL_ROOM

Edward Hopper, Hotel Room, 1931.

Trois artistes passent la tête par la porte, ou derrière le rideau, et scrutent discrètement les infimes évènements qui se trament dans le quotidien.

Ou bien l'absence d'évènement, l'attente, l'ennui...

Edward_Hopper__Room_in_Brooklin__1932

Edward Hopper, Room in Brooklyn, 1932.

Morning_Sun

Edward Hopper, Morning Sun, 1952.

city_sunlight_1954

Edward Hopper, City Sunlight, 1954.

A chaque fois, les titres de Hopper élargissent le champ de l'image intimiste, nous renvoient à ce qu'on ne voit pas, les lumières de la ville ou du soleil au matin, qui illuminent le tableau par la fenêtre, brillant peut-être dans les yeux de ces femmes seules, de désir ou de dégoût. Ces titres nous éclairent sur l'activité grouillant en hors-champ, nous plongeant par contraste dans la vacuité insondable des âmes seules.

De toute façon chez Hopper, même quand les personnages sont plusieurs dans un tableau, ils sont toujours seuls.

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Edward Hopper, Hotel by Railroad, 1952.

hotel_lobby

Edward Hopper, Hotel Lobby, 1943.

Room_in_ny

Edmard Hopper, Room in New York, 1932.

Hopper capte des instantés en peinture, des moments de vérité désabusés, une vision mortifère de la vie moderne et du confort bourgeois. Une vie qui a perdu toute signification. Les êtres sont figés dans un vide béant. Ils n'ont aucun destin.

Deux de ses influences majeures furent à n'en pas douter Vermeer et Vallotton.

VallottonInteriorWithWomanInRedSeenFromBehindDetail1903

Félix Vallotton, Intérieur avec une femme en rouge vue de derrière, 1903.

Int_rieur__Chambre_rouge_avec_femme_et_enfant

Félix Vallotton, Intérieur, Chambre rouge avec femme et enfant, 1899.

Misia___sa_coiffeuse

Félix Vallotton, Misia à sa coiffeuse, 1898.

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Félix Vallotton, Le mensonge, 1898.

Vallotton vole des fragments d'intimité avec un regard acerbe sur l'hypocrisie humaine et, déjà avant Hopper, une vision désabusée de la vie bourgeoise moderne. Voyez le terrible titre du tableau ci-dessus.

Dans sa peinture, les gens comblent le vide de leur existence par des loisirs dérisoires, comme le théatre, le shopping (avant même que le terme n'existe !) ou les jeux de cartes, quand chez Hopper ils s'absorbent dans des lectures.

Les_Passants

Félix Vallotton, Les Passants, 1895.

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Félix Vallotton, Troisième Galerie au Châtelet, 1894.

Solitaire__aka_Nude_Playing_Cards___1912

Félix Vallotton, Solitaire, 1912.

Les couleurs chatoyantes cachent difficilement une amertume et un malaise toujours présent. Le choix du point de vue, les décalages, laissent une grande part au vide (que Hopper utilisera lui aussi beaucoup) et créent un léger déséquilibre, participant à créer ce malaise.

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Félix Vallotton, La loge de théatre, le monsieur et la dame, 1909.

En fait, une violence sourde émane de ces peintures, alors que le sujet semble toujours très banal et quotidien. Les personnages essaient de faire bonne figure, mais un mal-être surgit sournoisement d'eux, en filigrane. Mensonges, enjeux de pouvoir et mesquineries sont le lot des figures de Vallotton, qui trouvent par là des moyens d'échapper à l'ennui.

Et le peintre, lui, fait comme s'il se contentait de surprendre ce petit monde à la dérobée.

Chaste_Suzanne__1922

Félix Vallotton, Chaste Suzanne, 1912.

En totale indiscrétion...

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Félix Vallotton, Femme endormie, 1899.

summer_interior_1909

Edward Hopper, Summer Interior, 1909.

Ah ! Ah ! J'ai failli vous avoir : vous avez presque cru que ce dernier tableau était un Vallotton...

Quel rapport, me direz-vous, entretiennent ces toiles pessimistes avec les toiles lumineuses de Vermeer ?

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Johannes Vermeer, Fille interrompue dans sa musique, 1660-61.

Ce sentiment d'indiscrétion, précisément. Vermeer déjà, bien avant Vallotton et Hopper, fait semblant de jeter un oeil intrusif dans l'intimité banale d'autrui.

Rien de spectaculaire ou de scabreux dans ce voyeurisme pudique : simplement prendre les êtres à un moment de leur vie quotidienne, et suspendre ce temps...

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Johannes Vermeer, Femme assoupie à table, 1657.

(On retrouve le thème du sommeil vu chez Vallotton, moment d'intimité par excellence)

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Johannes Vermeer, Femme en bleu lisant une lettre, 1663-64.

(on retrouve le thème de la lecture vu chez Hopper, autre moment d'intimité privilégié)

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Johannes Vermeer, Une dame buvant et un gentilhomme, 1658.

Le contexte culturel et socio-politique n'est évidemment pas le même entre le hollandais du XVIIème siècle et les deux autres appartenant à la période charnière de la fin du XIXème et de la première moitié du XXème siècle, ce qui explique que l'esprit de leurs oeuvres diverge considérablement. Le premier appartient à une fervente culture protestante dans un pays à l'apogée de son rayonnement, tandis que les deux autres voient s'accélérer l'ère industrielle, scientifique, matérialiste et individualiste qui aboutit au monde occidental d'aujourd'hui.

L'espace pictural de Vermeer est beaucoup plus doux et la distance qu'il met entre le spectateur et les personnages est différente. Ironique chez Vallotton, dubitative chez Hopper, elle est plus démonstrative chez Vermeer : après la fenêtre ouverte sur le monde, conception de la peinture héritée de la Renaissance, le peintre hollandais propose l'ouverture du rideau. Il dévoile ainsi un monde d'intérieur, laissant les fenêtres sur les côtés, ouvertes sur des possibles dont il ne s'occupe pas, leur laissant le seul rôle - mais quel rôle ! - de diffuser la lumière.

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Johannes Vermeer, Dame écrivant une lettre avec sa servante, 1670.

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Johannes Vermeer, Fille lisant une lettre devant la fenêtre ouverte, 1657.

Ce dévoilement n'est cependant pas un appel à venir dans la scène. C'est plutôt une faveur que nous fait le peintre, comme s'il nous demandait en même temps de ne pas faire de bruit pour ne pas déranger les personnages. Les figures sont inaccessibles pour le spectateur, souvent disposées derrière une table ou au fond d'une pièce. Une distance sacrée qu'il est prié de respecter.

Le_concert_1665_66

Johannes Vermeer, Le concert, 1665-66.

Par ailleurs le point de vue se situe toujours légèrement en contre-plongée : ainsi le spectateur ne domine jamais la scène, si modeste soit-elle et si important soit-il. Ce point de vue entretient une relation d'empathie avec les personnages.

On ne saura jamais ce que ces femmes lisent ou écrivent, ni ce que pensent ces airs songeurs, mais ces figures sont là, humbles et mystérieuses.

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Johannes Vermeer, Dame avec sa servante tenant une lettre, 1667.

Baignés dans cette lumière absorbante non dénuée de présence divine, les personnages de Vermeer ne ressentent pas le vide existentiel des figures de Vallotton ou de Hopper. Ils ne s'ennuient pas. Leur silence est religieux et non glacial comme la mort : chez Vermeer la lumière est vivante alors qu'elle est mortifère chez Hopper.

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Johannes Vermeer, Une dame au virginal avec un gentilhomme, 1662-65.

La distance de Vermeer, contrairement à celle de Vallotton, grinçante, est donc aussi celle du respect. On ne veut déranger personne.

Je rapprocherais enfin ces peintures de l'intime avec le cinéma du japonais Yasujiro Ozu.

Le point de vue, chez Ozu, est le même que Vermeer, en légère contre-plongée, mettant le spectateur au niveau de ses personnages, qui sont souvent traditionnellement assis en tailleur.

Fleurs_d__quinoxe

Extrait de Fleurs d'Equinoxe, 1958.

Ozu est d'ailleurs célèbre pour les pieds particulièrement bas de sa caméra. Le voici dans sa position dite "du tatami" ou "la position de l'oeil du chien" :

ozu_dans_sa_fameuse_position_dite_du_tatami_ou_la_position_de_l_oeil_du_chien

Ozu tient donc ses personnages dans la même distance de respect, avec le même point de vue empathique que Vermeer. Egalement, il se concentre sur des intérieurs, toujours à peu près les mêmes, et sur du quotidien, toujours à peu près le même. Il capte avec une immense pudeur toute japonaise les dimensions les plus intimes de l'être humain.

Voyage___Tokyo

Extrait de Voyage à Tokyo, 1953.

Par ce biais intimiste Ozu scrute le tiraillement de la société japonaise entre le mode de vie traditionnel et la vie à l'occidentale. Conflit des générations, sans violence visible, mais la déchirure est bien là. Alors, comme les êtres esseulés de Hopper, on retrouve chez Ozu des figures désorientées découvrant l'individualisme moderne, et se retrouvant seules, faisant l'expérience du vide.

En tout cas, s'ils sont malheureux, les personnages de Ozu le sont toujours avec le sourire !

A moins que par quelque indiscrétion...

Le_gout_du_sak_

Extrait du Goût du saké, 1963.

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Commentaires
C
Alors là, je me suis effectivement bien fait piégée ! Tiens, un nouveau Vallotton ...Le rapprochement Hopper, Vallotton / Vermeer peut paraître a priori audacieux, mais votre démonstration est très convaincante. Bravo !
G
Je découvre votre blog et votre talent, merci, c'est vraiment très intéressant.
D
C'est effectivement une façon de filmer que savent très bien faire les asiatiques, qu'ils soient japonais comme Ozu, de Hong Kong comme Wong Kar-Wai, ou de Taiwan comme Hou Hsiao-Hsien (voir "Millenium Mambo" par exemple, encore plus exemplaire que "In the Mood for Love" à cet égard : la caméra, fixe, ne nous montre chaque lieu qu'à travers un seul point de vue, se contentant de vues latérales en panoramique. On a la sensation d'être véritablement tenu à distance, figé, comme s'il ne nous restait que les yeux pour voir et notre cerveau pour reconstituer mentalement ce qu'on ne peux pas voir)...
J
Passionnant, ce billet, et très bien documenté comme toujours. Je retrouve ce même regard quelque peu indiscret mais respectueux dans l'excellent film "In the mood for love" de Wong Kar-Waï. Les personnages sont souvent filmés de loin, au-delà d'une porte ouverte sur une scène que l'on ne voit pas entièrement, et donc à laquelle on ne participe pas. C'est un film que j'ai adoré et que je prends plaisir à revoir pour son rythme et son esthétique. Un régal pour les yeux.
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