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La première porte à droite

Derniers commentaires
7 août 2011

Vidéo de Opalka

Pour se souvenir.


Roman Opalka par Memoires-Actives

Un ancien billet au sujet de son oeuvre ici.

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27 mai 2008

Lignes claires en vidéo (2) : Chris Ware

Voici un film de Benoît Peeters sur le créateur d'une forme contemporaine et renouvelée de la ligne claire, Chris Ware. Cet auteur américain, dont j'ai déjà parlé ici, a élaboré un style graphique qui fonctionne comme un système d'écriture à part entière, entraînant vers des territoires vastes et fructueux les potentialités expressives de la bande dessinée... Un langage graphique désormais capable d'une transcription à la fois sensible et distanciée, précise, nuancée, des moindres frémissements de l'âme humaine qui n'a rien à envier, disons-le sans pincettes, à un Marcel Proust ou un Gustave Flaubert !


27 mai 2008

Lignes claires en vidéo (1) : Hergé

Voici un petit film de Pierre Sterckx qui décortique le dessin de Hergé, et observe la formation progressive de son trait en un style systémique, plus tard désigné sous le terme de "ligne claire", qui posera les fondemants du classicisme franco-belge en bande dessinée.

13 juillet 2007

Un nouveau message !

Bonjour,

ça fait quelques mois que je n'ai rien écrit sur ce blog : je vous en explique brièvement les raisons.

J'ai ouvert "la première porte à droite" dans un double objectif : me faire plaisir en écrivant sur des artistes et des oeuvres que j'aime bien, faisant des recherches à leur sujet, développant quelques questions que je trouvais intéressantes... et, plus prosaïquement, me réapproprier l'écriture sur l'art, me "refaire la main" en quelque sorte, après deux années passées sans plus rien écrire à ce sujet, dans le but de passer le concours pour devenir enseignant en arts plastiques. Vous comprenez désormais pourquoi je n'ai plus rien écrit ici depuis le mois de mars, période de la première session d'examen.

Je peux donc vous annoncer ma bonne nouvelle : je suis admis !

Est-ce que "la première porte à droite" a encore des raisons de rester ouverte ? Je pense que oui. Le concours était le prétexte (avec notamment l'un des sujets d'histoire de l'art - celui qui est tombé - sur la représentation de l'espace dans la peinture entre le 15è et le 17è siècle) : en réalité j'ai écrit sur bien d'autres choses également, plus personnelles dans mes goûts même si j'ai une vraie passion pour cette période, et je souhaite garder cet espace potentiellement ouvert à de nouvelles envies d'écriture. Peut-être le réorganiserai-je, en ferai-je autre chose... Et puis, tout de même, vous êtes plus de 5000 visiteurs à être passés par ici. Ce n'est peut-être pas énorme depuis le mois de septembre, mais pour moi ça fait déjà pas mal, et les quelques commentaires que vous avez laissé étaient plutôt sympathiques... 

L'envie ne me manque donc pas, mon problème c'est le TEMPS !

Donc quand j'aurai un peu de temps, je posterai de nouvelles choses, promis.

So long.

6 mars 2007

L'art moderne éclairé par des lumières économiques et industrielles

Ceci n'est pas vraiment un billet de ma part. Il s'agit plutôt d'un renvoi à un article paru sur le site Telos et qui s'intitule "L'innovation artistique vue par un économiste".

L'économiste en question s'appelle David W. Galenson : il propose une analyse des évolutions de l'art du XXème siècle sous un point de vue rarement observé, en lien avec les évolutions économiques et industrielles de ce même siècle. Valeur de l'immatériel, stratégies des marques et culture du client en sont trois pistes de réflexion...

Je vous laisse lire cet article ici.

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13 février 2007

Ribera : Appolon et Marsyas

Voici une oeuvre du peintre espagnol Josepe de Ribera :

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Josepe de Ribera, Appolon et Marsyas, 1637.

Marsyas est un satyre issu de la mythologie grecque. Voici ce qu'on en dit sur Wikipedia :

"Athena invente la flûte (...), mais elle la jette dès qu'elle s'aperçoit qu'en jouer déforme son visage (...). Marsyas la ramasse et devient rapidement un musicien expert.

Il finit par défier Appolon, maître de la lyre. Le concours est présidé par les Muses et le roi Midas. Les Muses déclarent Apollon vainqueur. Pour punir Marsyas de sa démesure (...), l'Archer le fait écorcher, et jette sa dépouille dans une grotte, d'où coule une rivière, qui prendra le nom du satyre. Le Marsyas se jette dans le Méandre. Pour avoir tranché en faveur de Marsyas, le roi Midas reçoit pour sa part une paire d'oreilles d'âne.

Le concours entre Apollon et Marsyas, symbole de la lutte entre les influences apolliniennes et dionysiennes de l'homme, est un sujet favori des artistes antiques."

Les sujets antiques, comme on le sait, trouvèrent une nouvelle vie picturale dès la Renaissance. D'ailleurs, j'ai déjà montré ici cette peinture du Titien représentant la même scène du supplice de Marsyas :

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Titien, Le supplice de Marsyas, 1575-1576.

Cette peinture du maître vénitien a donc été réalisée une cinquantaine d'années avant celle de Ribera. Si elle n'a pas directement influencé le peintre espagnol (qui a, précisons-le, fait toute sa carrière à Naples, alors province espagnole), il n'en reste pas moins que Titien fut une des influences essentielles de Ribera. Observons à ce titre le fameux Bacchus et Ariane, déjà entrevu également dans le billet mentionné précédemment :

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Titien, Bacchus et Ariane, 1523-1524.

Observez bien le mouvement du tissu étrangement flottant de Bacchus. Ne ressemble-t-il pas à celui d'Appolon ?

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De plus, bien que la palette colorée soit beaucoup plus réduite, on sent chez Ribera une pâte picturale libre et pregnante, notamment dans le traitement du ciel ou ou de la chair, plaisir de la matière directement hérité des innovations du Titien.

Le tableau de Ribera est d'autre part frappant par la masse imposante de ces deux corps, qui rappelle un certain Michel-Ange.

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Michel-Ange, détail du Jugement dernier, chapelle Sixtine, 1537-1541.

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Michel-Ange, détail de la Chapelle Sixtine, 1511.

Comme chez Michel-Ange, les corps de Ribera sont tendus à l'extrême, dans des torsions puissantes, exaltant la masse musculaire. Le Christ de Michel-Ange comme les deux figures de Ribera présentent des disproportions entre un visage qui apparaît minuscule par rapport au reste du corps, ce qui accentue considérablement la présence de ces corps.

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On constate donc que du Titien, Ribera garde le mouvement surnaturel du drapé et la dynamique de la touche picturale, que de Michel-Ange il retient la dynamique toute en puissance des corps. Des dynamiques poussées à leur paroxysme, qui font entre autres la marque de ce qu'on appelle la peinture baroque.

Enfin, ce qui distingue cette oeuvre d'une synthèse de ces deux maîtres italiens, c'est l'influence primodiale d'un troisième lurron, toujours italien mais de la génération suivante : Caravage évidemment.

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Caravage, David, 1600.

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Caravage, Christ à la colonne, 1607.

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Caravage, Salomé avec la tête du Baptiste, 1609.

Le clair-obscur tranché de Ribera découle en droite ligne de celui du Caravage. On y retrouve ce même surgissement des corps, cette même lumière froide, ce même effet spectaculaire. On retrouve aussi une expression réaliste de la souffrance. Un art voué à frapper les esprits.

En bonus, Ribera a peint la même année une autre version de son tableau :

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Josepe de Ribera, Appolon écorchant Marsyas, 1637.

7 février 2007

Singularité sous influences du Gréco

L'oeuvre du Gréco (1541-1614) a la particularité à la fois d'être totalement ancrée dans son contexte historique, qu'il soit religieux, artistique ou politique, et à la fois d'être une sorte d'OPNI (Objet Peint Non Identifié) totalement à part de la production de son temps.

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Le Gréco, Laocoon, 1610.

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Le Gréco, L'agonie dans le jardin, 1600-1605.

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Le Gréco, St Jérôme étudiant, 1600-1614.

Durant ses jeunes années passées notamment à Venise, Le Gréco subit l'influence du maître incontesté Titien, premier peintre de la Haute Renaissance à affranchir la peinture du pouvoir écrasant et normatif du dessin pour exalter celui de la couleur, et avec elle la matière picturale. Avec Titien la peinture se fait sensible et sensuelle avant d'être construction formelle et intellectuelle.

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Titien, Bacchus et Ariane, 1523-1524.

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Titien, Annonciation, 1559-1562.

Au delà du cadre vénitien, soit-disant plus enclin aux plaisirs et à la sensualité que Florence ou Rome, cette peinture s'inscrit également dans le courant de la Contre-Réforme, réaction du catholicisme à la Réforme protestante en Allemagne initiée par Luther dès 1514 : si la Réforme, voulant revenir à une ferveur religieuse épurée, cherche à réduire la peinture religieuse, considérée comme idolâtre et trop fastueuse, la Contre-Réforme réagit en prônant un art religieux plus sensible, moins élitiste, capable de frapper plus directement les esprits et de stimuler la foi de l'homme du commun en le prenant par l'émotion et par les effets spectaculaires.

Titien était déjà un peintre à la pâte sensuelle avant que la Contre-Réforme soit officialisée par la fin du Concile de Trente (en 1563), mais l'esprit de résistance face à la Réforme était déjà effectif depuis de nombreuses années et la Contre-Réforme n'a fait que prolonger, légitimer et dynamiser une pratique déjà en place. Titien utilise ainsi les séductions picturales pour rendre physiquement sensible la chaleur humaine et toucher plus directement l'âme du spectateur.

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Titien, Christ portant la croix, 1565.

Le Gréco, d'un tempérament mystique et exalté, s'engouffre pleinement dans cette voie émotionnelle et sensible, poussant l'expressivité du sentiment religieux à ses extrêmes, loin de tout discours théologique savant.

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Le Gréco, Christ portant la croix, 1580.

Libérant davantage la pâte picturale au fil des années pour atteindre des élans d'expressivité jamais encore osés jusque là...

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Le Gréco, Christ portant la croix, 1600-1605.

Le débat sur la place de l'image dans une société religieuse rappelle le débat entre iconophiles et iconoclastes de la peinture byzantine quelques siècles plus tôt (VIIIème et IXème). Et ce n'est pas anodin de l'évoquer ici, car Le Gréco, comme son surnom l'indique, vient de Grèce, patrie de culture byzantine, et il vécut plusieurs années à Venise, cité à la lointaine culture byzantine également. Il en reste dans sa peinture des traces telles que l'allongement des figures ou la juxtaposition fréquente du Christ en gloire dans des structures formelles évoquant la mandorle (forme en amande au sujet desquelles vous pouvez trouver plus d'informations par ) :

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Icône en mosaïque de Constantinople, XIème siècle.

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Le Gréco, La Résurrection, 1595-1600.

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Le Gréco, Le Baptême, 1596-1600.

Au-delà de ce rapprochement formel, il en reste aussi une conception orientale de la peinture comme support de méditation transcendantale. Une conception qui s'accorde plutôt bien avec les élans mystiques d'une Espagne en déclin politique à partir de la deuxième moitié du XVIème siècle (abdication de Charles Quint et division de l'Empire en 1556) et qui cherche dans la foi de quoi se rassurer et retrouver de la grandeur. Et qui s'accorde bien, nous l'avons dit, avec l'esprit de la Contre-Réforme, pour qui la peinture doit être un support privilégié de dévotion.

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Le Gréco, La Crucifixion, 1596-1600.

Après la stylisation allongée des corps et l'usage de la mandorle, on constate aussi une autre réminiscence pré-renaissante : un espace aplati chargé de personnages juxtaposés les uns autour des autres.

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Giotto, Le Jugement dernier, 1306.

Le Gréco réactualise ainsi des procédés médiévaux d'une façon complètement renouvelée en tenant compte des acquis de la Renaissance - les personnages sont en effet correctement proportionnés les uns par rapport aux autres, des plans multiples sont installés, avec des figures passant devant d'autres, les ombres et les lumières sont rendues de manière plus ou moins réaliste ainsi que les effets de matière, etc. Néanmoins chacun de ces acquis se trouve interprété de manière profondément originale.

Ainsi le regard ne pénètre plus une "fenêtre ouverte sur le monde" mais s'arrête sur le plan du tableau. Dans le tableau ci-dessous, on voit l'étoffe rouge du Christ pratiquement peinte en aplat, sans réel volume (et dans une forme évoquant la mandorle !).

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Le Gréco, L'ascension du Christ, 1577-79.

L'espace autour du Christ est envahi de figures qui empêchent toute trouée dans le plan du tableau. Les figures sont vues en contre-plongée... sauf une. En effet, penché en bas à droite du tableau sur une planche de bois, un personnage étrangement vu de dessus fait vasciller le sol à peine visible sous les pas du Christ, tandis que, juste de l'autre côté, trois personnages sont peints en pleine contre-plongée aux pieds de ce même Christ. Un tel assemblage déstabilise la construction logique de l'espace : c'est l'unité picturale qui prévaut sur l'unité de l'espace perspectif normal. En fait, Le Gréco par ce basculement dissout l'attraction terrestre. Le Christ semble ainsi s'envoler bien que ses pieds soient censés reposer sur le sol, et la position des trois figures de gauche vues en contre-plongée aux pieds du Christ accentue cet effet car, si l'on oublie le sol et l'homme de droite, le Christ serait alors logiquement dans les airs bien au-dessus d'elles.

Pour mesurer le chemin parcouru dans le traitement classique de l'espace, ramenons à notre mémoire une oeuvre emblématique de la Renaissance (qui n'a rien à voir, me direz-vous, mais qui résume plutôt bien les idéaux de l'art de la Renaissance) :

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Raphaël, L'école d'Athènes, 1509.

Que de bouleversements en moins d'un siècle !

Entre temps il y aura eu Titien, disions-nous. Notamment vers la fin de sa vie, le vénitien laisse la matière picturale prendre une vraie autonomie dans l'espace du tableau. En témoigne ce tableau réalisé juste avant sa mort (1576) et précédant l'année où Le Gréco quitte l'Italie pour l'Espagne (1577) :

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Titien, Le supplice de Marsyas, 1575-1576.

Il ne fait aucun doute que les audaces du maître italien auront une influence décisive sur l'évolution de la peinture du Gréco, qui passera ensuite l'essentiel de sa carrière espagnole à Tolède, isolé de l'art de la cour. Un isolement qui favorisera encore la liberté de ton et de touche du peintre émigré.

Titien n'est pas la seule influence majeure du Gréco. Toujours à Venise sévissait dans la deuxième moitié du XVIème siècle le Tintoret, que le Gréco a aussi fréquenté.

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Tintoret, Christ au bord de la mer de Galilée, 1575-1580.

Le traitement de l'eau ci-dessus ne trouve-t-il pas un écho dans les nuages ci-dessous ?

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Le Gréco, Vue de Tolède, 1597.

Ou bien encore la profusion de personnages dans une dynamique ascentionnelle un peu étouffante :

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Tintoret, brazen serpent, 1575-1576.

Le Gréco semble finalement plus léger, après tout ! En tout cas moins désireux d'afficher une virtuosité technique avec des cadrages hardis et des positions de personnages complexes.

Cela l'importe peu. Le Gréco est habité par son art mystique, et rien ne l'intéresse d'autre que l'expression sincère du sentiment religieux. La religion vécue comme pratique individuelle et plus seulement collective, c'est aussi une nouveauté héritée de l'esprit de la Contre-Réforme. Et voilà que, après la première signature de Van Eyck dans les Epoux Arnolfini, après les premiers autoportraits de Dürer, puis de Léonard, après le caractère intransigeant de Michel-Ange qui a su donner une autonomie nouvelle au statut d'artiste, cet individualisme nouveau encouragé par l'institution religieuse permet à l'artiste une nouvelle avancée, l'autorisant plus clairement qu'avant à déposer sa subjectivité dans son oeuvre...

La façon du Gréco est donc tellement personnelle qu'elle ne fera pas école (néanmoins, nous verrons peut-être une autre fois comment elle balise un chemin qu'emprunteront bien plus tard les romantiques ou les expressionnistes).

Mais si ce peintre est singulier, nous avons vu qu'il n'en est pas moins pétri d'influences diverses. Il en manque encore une importante que nous allons préciser :

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Le Gréco, Adoration des Bergers, 1596-1600.

Voici une seconde version de ce tableau réalisée quatorze ans après, peu avant la mort du peintre :

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Le Gréco, Adoration des bergers, 1614.

On voit bien l'évolution dernière du Gréco, alors que la distorsion des figures était déjà en place à la fin du XVIème, le décor perd de plus en plus d'importance au profit d'un indiscernable espace sombre et enveloppant les formes. Le Caravage en Italie avait déjà commencé la révolution du clair-obscur, ce qui n'a certainement pas laissé le Gréco insensible. Et il ne fut pas le seul. Caravage, après Michel-Ange et Titien pour le XVIème siècle, fut la nouvelle figure tutélaire du XVIIème, après qui on pouvait dire que la peinture ne pouvait plus être la même.

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Caravage, Judith décapitant Holopherne, 1598.

15 janvier 2007

Baudoin commente son geste

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Edmond Baudoin, croquis.

Dans un livre d'entretiens paru en 2001 aux éditions Mosquito, l'auteur de bande dessinée Edmond Baudoin se livre à un étrange exercice : faire un dessin tout en commentant oralement ce qui l'anime à l'instant même dans son geste créateur. Je vous propose de lire la retranscription écrite de ce commentaire, que je n'illustrerai pas afin qu'elle vous inspire vos propres images mentales (le croquis ci-dessus n'est pas le dessin raconté ci-dessous)...

"Je ne suis pas sûr de parvenir à traduire verbalement les "mots" du pinceau, mais on peut toujours essayer.

Je suis devant la feuille.

Je suis debout parce que c'est ainsi que je sens le mieux la totalité de mon corps. Cette feuille de papier en face de moi, elle est vide, elle se suffit. Elle renvoie du blanc. Elle est un peu comme un miroir. Dans mon encrier, il y a du noir. Le noir ne reflète rien.

Je trace un trait.

Et ce trait qui se déroule sur la feuille, fait comme une inscription. Ce trait je le maîtrise et il m'échappe en même temps. Je tiens le pinceau, mais il y a des données que je ne peux pas maîtriser. La quantité d'encre sur le pinceau, la taille des poils, la qualité de l'encre, la nature du papier : tous ces éléments vont jouer sur le trait et limiter ma maîtrise. De plus, la main qui tient ce pinceau est influençable. Elle est sensible à l'état de mon corps, au soleil de l'après-midi, au souvenir d'une musique entendue dans un café, à ceux qui me regardent, à ce que j'ai mangé. Tous ceux qui dessinent ou qui écrivent, noircissent le blanc du papier avec leurs joies, leurs peines, leurs envies, leurs rêves, leur mal aussi. Le trait noir se pose sur le blanc et tout est modifié.

C'était blanc et maintenant il y a ce trait, cette tache ou cette virgule. Ca modifie tout. Les surfaces blanches vont vivre par rapport à ce premier trait noir. Le noir a séparé des zones, des distances, des proportions. Et maintenant, quoi que je fasse, cela se positionnera face au premier trait. Je ne sais pas ce qui est dit dans ce trait et pourtant le deuxième trait sera fonction de ce qui est dit là. Il ne peut plus simplement être, il "répond" inévitablement. Il va être un dialogue avec le premier trait. Comme dans une lettre où les premiers mots appellent les suivants. Les mots tirent les mots et c'est en fonction des premiers mots de la lettre que la suite s'écrit. Tracer un premier trait est pareil à une première ligne d'écriture.

Je réponds donc à un premier trait.

Où vais-je commencer le deuxième ? Il n'est pas question que je commence là ou là. Si je le faisais là, ce ne serait pas un trait, ce serait plutôt un point. Mais je ne peux pas... Il ne peut pas être là, l'autre trait va commencer quelque part là. On sait, on sent ça, mon corps le sent et c'est vrai pour un Japonais, c'est vrai pour un Inuit, c'est vrai pour un sourd : l'ensemble des êtres humains verrait probablement un point là, mais pas un trait. Ici quelque chose intervient qui est vrai pour nous tous : si l'art peut parler à tous les humains, c'est simplement parce que je suis un être humain et que j'essaye de ne pas tricher. Ah il n'y a plus d'encre, je relève un peu le pinceau, je veux aller plus haut, encore un peu, encore un peu. Voilà ! Cela peut être ça, continuer la phrase, la lettre.

Je maîtrise à peu près.

Seulement cela va tellement vite ! Il y a des signes qui se créent dans ces espace, et que je ne contrôle pas complètement. A chaque geste, des traits noirs, des espaces blancs et des lignes de fuite apparaissent. Ici, il y a un blanc que je n'ai pas voulu. Cela dit quelque chose. Mais qu'est-ce que cela dit ? Que là c'est bon, là peut-être que ça va, peut-être. Mais là, il manque quelque chose. Ce qu'il manque ? Pourquoi ce trait ne se suffit pas ? Il aurait pu... mais dans cette page, il manque quelque chose. A ce quelque chose il faut essayer de répondre.

Je suis dans une musique.

C'est la musique qui en fera un dessin, une peinture. Ce n'est pas encore ça. Mais comment puis-je dire que ce n'est pas ça ? Sur quels critères puisque ça ne représente rien ? Est-ce qu'on peut dire d'un trait qu'il est beau ou pas ? Ils sont tous uniques. La musique vient de la différence qu'il y a entre un trait épais et la finesse d'un autre. On se perd un peu dans ce coin-là, trop de silence ou trop de bruit. Il faut que je fasse attention : il y a trop de signes qui ramènent vers le haut. Il faut que j'en fasse un qui descende, qui équilibre. Celui qui fait de la guitare, ou du violon sait cela. Maintenant, là, cela va à peu près. Ici, il faut que je fasse une tache. Voilà.

Maintenant, il faut peut-être donner une autre ligne de fuite ici, un autre voyage là. S'en aller par là. On ne fait que jouer sur des musiques.

Au début il y avait des traits noirs qui dialoguaient ; maintenant des blancs se sont formés et dialoguent aussi.

Ces espaces entre deux taches ou deux traits se font parfois à mon insu. Pourtant c'est là que se crée la vie en réalité. Ce blanc c'est un peu le temps entre deux notes. L'important n'est peut-être pas tellement là où je suis passé, mais plutôt dans les endroits "entre", avec tout ce qui s'y immisce. Ce blanc entre deux traits, ces espaces qui se créent, c'est un peu ce qui existe entre le peintre et celui qui regardera la peinture. Ces notes qui sortent de mon pinceau vont à la rencontre de celui qui regardera le dessin. Et lui, avec sa vie, sa digestion, ses amours, il va aller dans les blancs, c'est dans ces espaces-là que se fera la création, sa création. On dit qu'on lit entre les lignes de la lettre d'un ami ou d'une amie. Ce n'est pas seulement derrière les mots qu'on lit, mais également dans les blancs, entre la ligne supérieure et l'inférieure. Je ne sais pas si je suis clair, les mots qui sortent de ma bouche ne sont pas ceux que j'ai à l'intérieur.

Je continue.

Je continue, je réponds à l'ensemble. Je suis dans la musique. Pour le moment, je suis dans l'abstraction. Parfois on est mal dans l'abstraction. C'est souvent dans un visage qu'on se promène. Un visage nous parle toujours. Alors je vais continuer de faire de la musique tout en effectuant une sorte de glissement vers l'apparition d'un visage, faire que cela se tienne dans un visage pour qu'on soit bien en nous. Je fais un visage, il peut venir ainsi. Le travail est le même. Si je veux y arriver, il me faut simplement répondre à des notes, à des appels. Bien. Là c'est un visage humain. Sincèrement, je ne sais pas pourquoi je fais ce visage ainsi mais il faut que je le fasse. Il fallait que ce soit ainsi.

On peut dire que c'est fini.

Il n'y a pas grand chose à rajouter. Cette partie est presque bonne, on pourrait s'arrêter là. Non, je ne peux pas faire descendre sa jambe de cette manière. Il faut que je fasse quelque chose avant de dire "ça s'arrête là". Maintenant, un manque s'est créé ici. Ca fait peur, parce qu'il faudrait que je continue à répondre, à répondre, à répondre encore, jusqu'à quand ?

Je reviens sur cet oeil.

Si je reste sur cet oeil, si je fais des petits traits qui sont des réponses, des petites notes rapprochées, celui qui va regarder ce dessin va le voir. Il remarquera qu'un être humain est resté longtemps ici, à vivre dans cette partie-là. Il va venir là, parce que nous sommes comme ça, les êtres humains : nous aimons aller là où l'autre nous parle, où l'autre est resté, l'autre a aimé. Celui qui regarde va voir que c'est ici que je suis resté. Je fais d'autres lignes là que je n'explique plus, qui sont nécessaires. Cela change beaucoup et cela nécessite de changer un peu quelque chose avec la bouche, c'est la musique qui me guide.

Si j'écris ici...

On a là quelque chose qui commence à tenir, qui est musicalement dans les mêmes tonalités. Si je veux que la vie pénètre encore davantage dans cette feuille de papier, je peux me servir d'autres matériaux, des couleurs ou des mots. Ainsi je vais créer d'autres espaces qui vont agir sur l'ensemble. Mais si j'écris, tout va de nouveau basculer d'un coup, d'autres lignes de fuite vont ouvrir des routes vers d'autres pays inconnus.

J'arrête.

Et là c'est un peu comme dans le jazz : on écoute quelqu'un qui improvise et, quelquefois, on sait à l'avance où le type va arrêter. On sait que c'est plus possible de tenir le "tap tap tap", qu'il va passer à autre chose. Tout le monde sait qu'il va asser à autre chose, c'est normal, sans cela il ne serait pas humain, ce serait une machine ! A un moment donné je vais dire "j'arrête". Chaque fois que je dessine, je rentre dans ce dialogue."

Extrait de Philippe Sohet, Entretiens avec Edmond Baudoin, éditions Mosquito, 2001, pp. 126, à 129.

4 janvier 2007

Roman Opalka face au néant

Dans la série des billets touchant de près ou de loin au thème des Vanités (voir ici ou ) intéressons-nous au cas de Roman Opalka.   

opalkajeunenet

opalkavieuxnet

Cet artiste d'origine polonaise est né dans la Somme en 1931.

                           

                         

                     

En 1965, il décide de peindre en blanc avec un pinceau n°O sur des toiles noires de 196 x 135 cm la suite des nombres de un à l'infini. Il intitule ses toiles Détail.

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Détail de Détail :

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A partir de 1972, il ajoute à chaque fond d'une nouvelle toile 1% de blanc, si bien que les nombres se fondent progressivement dans le support sur lequel elles sont inscrites.

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Matérialisant également l'érosion du vivant par le temps, il enregistre quotidiennement le son de sa voix prononçant les nombres qu'il est en train de peindre. Une voix qui se transforme au fil des années...

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Enfin, il termine chaque séance de travail en réalisant son autoportrait photographique.

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Par ce dispositif sans cesse renouvelé à l'échelle d'une vie, Opalka propose une méditation sans précédent sur le temps, impliquant sa vie entière au service de son oeuvre.

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"Ma position fondamentale, programme de toute ma vie, se traduit dans un processus de travail enregistrant une progression qui est à la fois un document sur le temps et sa définition". Roman Opalka.

Les autoportraits d'Opalka, présentés comme des photos d'identité frontales, avec ce regard fixé sur l'objectif et sur le spectateur, semblent défier le temps. En vérité, bien au-delà de l'appareil photo, et bien au-delà encore du spectateur, c'est la mort elle-même qu'Opalka sonde froidement du regard, dignement, crânement oserait-on dire, avec la pleine conscience qu'elle finira bien par le rattraper. Chaque nouveau portrait est une trace de sa présence encore vivante à un moment donné. Le spectateur se retrouve interpellé par la persistance de ce regard, comme si son caractère de défi inexorable lui renvoyait à la figure sa propre dimension dérisoire, soumise à la dégradation et au pourrissement.

Ce regard fixé face à la mort a la même force que celui des portraits du Fayoum, ces portraits funéraires au réalisme troublant réalisés sous l'Egypte romaine entre le premier et le quatrième siècle après J-C.

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Ces portraits n'avaient pas pour fonction d'être vus par une postérité. Ils étaient enterrés avec leur modèle, et avaient comme destinataire l'Eternité. Faire peindre son portrait, pour ces égyptiens sous tutelle romaine, c'était se préparer à la mort, les yeux grands ouverts. C'était témoigner pour l'au-delà d'avoir été, et le réalisme y avait une fonction d'identification et d'enregistrement.

Pour plus de renseignements sur les portraits du Fayoum, jetez un oeil ici.

Même si Opalka se met en scène pour le regard des hommes, il signe avant tout dans son oeuvre, comme les portraits du Fayoum, un acte qui entretient une relation de dialogue intime entre un individu et la mort fatalement attendue.

"Pour appréhender le temps, il faut prendre la mort comme réelle dimension de la vie. L'existence de l'être n'est pas plénitude, mais un étant où il manque quelque chose. L'être est défini par la mort qui lui manque." Roman Opalka.

Ainsi, ce n'est pas seulement quelques temps avant de mourir que l'artiste franco-polonais décide de se confronter à l'inéluctable, mais tout au long de sa vie, dans une trajectoire lente et fulgurante à la fois, une vie réduite à un fil, celui du temps qui passe. L'oeuvre d'Opalka réalise l'ellipse radicale, il s'abstrait de tout le superflu pour n'en conserver que l'essentiel : il matérialise la durée même de sa propre vie.

Cette démarche n'est pas sans évoquer la frise de vie opérée par Chris Ware, dont j'ai parlé ici :

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En quelques cases, Chris Ware montre le trajet d'une vie, de la naissance à la vieillesse. Cette frise est le squelette autour duquel s'organise une narration qui, de détail en détail, raconte une série d'évènements qui conditionnent la vie d'un personnage.

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Si Chris Ware utilise une condensation elliptique du temps, c'est pour lui permettre d'exploiter la richesse des interrelations entre les individus à travers le temps, mais aussi à travers l'espace ou encore à travers l'histoire des objets. Il s'agit d'un dispositif fictionnel potentiellement ouvert à d'infinies ramifications.

D'une certaine manière, Opalka, lui, est dans une épure bien plus radicale puisqu'il se contente de creuser un austère sillon uniquement dans la durée, se débarrassant de la moindre anecdote et de toute dimension spatiale (hormis l'espace de l'exposition, qui prend d'ailleurs en compte la dimension du vide).

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Ce qui est fascinant, c'est de mesurer à quel point la force de l'oeuvre d'Opalka prend sa source dans l'accord contracté avec la vie même de l'artiste : sa mort en constitue la finalité, le point final, le but à atteindre. Si l'on enlève le superflu dans la vie humaine, si on l'épure au point d'en garder uniquement le squelette, il ne reste plus qu'un corps soumis aux affres du temps (physiquement et vocalement), ainsi qu'une suite numéraire qui est la forme matérielle du temps lui-même, du moins la forme qu'un homme peut tenter de saisir. Contrairement au rythme régulier et conventionnel d'une horloge, la durée est ici celle que décide de mesurer l'artiste dans son acte créatif, par la pulsation même de son geste d'écrivant/peignant sur la toile.

Roman Opalka, par ce qu'en témoigne son oeuvre, vit sur Terre comme un Robinson Crusoë sur son île : il n'a rien de mieux à faire que de mesurer le temps qui passe. Tout le reste est vanité.

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Pourtant ses toiles ne sont pas uniquement conceptuelles. De taille humaine (1 m 96 de haut sur 1 m 35 de large), chacun de ses Détails rempli de numéros est une sorte d'autoportrait : une trace vivante, vibrante même car l'énumération est tout sauf mécanique, de l'artiste au moment de la création. L'engagement de son corps y est peut-être plus présent encore que dans ses autoportraits photographiques ou sonores. Si l'on peut parler d'autoportrait pour les toiles de Roman Opalka, c'est dans le même sens que pour les oeuvres de Jackson Pollock ou de Marc Rothko, c'est à dire avec des pincettes :

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Jackson Pollock

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Mark Rothko

Dans ces trois cas, la trace du geste de l'artiste est pregnante, que ce soit à travers le dripping, l'expression de la couleur ou l'énumération d'une suite de nombres. Dans les trois cas le résultat relève de l'abstraction, et pourtant les toiles de ces artistes nous surprennent par leur présence, voire leur force émotionnelle. Elles fonctionnent comme des miroirs. Leur taille permet au spectateur de s'immerger en elles, et même de s'y identifier comme il le pourrait devant un portrait figuratif, qui est toujours un autre en même temps qu'un support de projection.

Pensons par exemple à l'extraordinaire présence de cet alter ego qu'est Rembrandt.

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Rembrandt, Autoportrait (détail), 1659.

Le vieillissement progressif visible sur les autoportraits photographiques de Opalka était déjà à l'oeuvre dans les autoportraits de Rembrandt, bien que de manière moins claire et rigoureuse (il arrivait en effet à Rembrandt de se vieillir ou de se rajeunir dans certains autoportraits, voir à ce sujet ce qu'en raconte monsieur Ka dans la Boîte à Images).

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Rembrandt, Autoportrait, 1629.

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Rembrandt, Autoportrait, 1640.

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Rembrandt, Autoportrait, 1659.

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Rembrandt, Autoportrait, 1661.

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Rembrandt, Autoportrait, 1669.

Pour finir, je voudrais renvoyer à un billet écrit il y a quelques mois et lisible ici, qui évoque d'ailleurs cette série d'autoportraits de Rembrandt. Le sujet plus général de ce billet concernait le surgissement de la figure à partir de la matière informe, et tout autant de son engloutissement. L'oeuvre d'Opalka en est un autre exemple, travaillant davantage la matière temporelle que spatiale, une oeuvre tournée vers la disparition inéluctable de la figure dans le néant, mais qui la fait précisément surgir dans un acte paradoxal de défi et de résignation tout à la fois...

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22 décembre 2006

Régis Gonzalez

Gros plan sur une oeuvre fraîchement peinte par Régis Gonzalez :

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Régis Gonzalez, huile et acrylique sur toile, 2006.

D'autres oeuvres de cet artiste sont visibles ici.

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