de Holbein à Ron Mueck
La virtuosité technique de Hans Holbein le Jeune (1497-1543) lui permettait de rendre ses modèles avec un degré de réalisme rarement atteint jusqu'à lui. C'est pourquoi il se rendit célèbre avant tout pour son génie du portrait.
Hans Holbein le Jeune, Portrait de Nikolaus Kratzer, 1528.
Hans Holbein le Jeune, Portrait de Charles de Solier, lord of Morette, 1534-35.
Pourtant, comme si cette perfection dans la ressemblance ne lui suffisait pas, Holbein dépassa parfois ce réalisme en "truquant" la représentation du réel.
Passons sur les célèbres Ambassadeurs et son crâne en anamorphose qui subvertit la représentation réaliste et permet de voir le tableau sur deux plans différents, temporel et éternel (ce qui n'était à l'origine qu'une commande de portraits devient ainsi une Vanité, genre pictural que j'ai déjà évoqué, notamment ici)...
Hans Holbein le Jeune, Double Portrait de Jean de Dinteville et Georges de Selve (connu sous le nom "Les Ambassadeurs"), 1533.
... et intéressons-nous davantage au moins connu portrait du marchand Georg Gisze :
Hans Holbein le Jeune, Portrait du marchand Georg Gisze, 1532.
Par cette oeuvre, Holbein entendait se montrer sous son meilleur jour au marchands d'art et il fit un étalage de technique, excellant notamment à représenter divers objets familiers de textures diverses... Pourtant rien ne tient vraiment debout : ce tableau est truffé d'erreurs. Volontaires bien sûr.
La table, sur laquelle est posé un tapis magnifiquement peint, n'est pas rectangulaire et se trouve étrangement disposée dans l'espace si l'on regarde le mur de droite. Il y a un problème de perspective dans la représentation de cette pièce. De plus, toujours sur cette table, le coin en bas à droite tombe de manière maladroite, problème accentué par la position des instruments d'écriture qui ont l'air de tenir en équilibre : ils sont représentés sous un angle bien plus haut que la table sur laquelle ils sont censés être posés.
De plus, le sceau qui pend à une chaîne de l'étagère, en haut à gauche du tableau, ne paraît pas non plus très stable : en réalité le poids du sceau en étain le tirerait vers le bas. Qui plus est, le trébuchet qui pend à côté de lui - un appareil de pesage extrêmement précis - n'est pas en équilibre lui non plus.
Ainsi ce tableau apparemment réaliste et peuplé d'un riche univers d'objets familiers n'est pas aussi stable qu'il paraît à première vue. De plus la devise de Gisze "Pas de joie sans douleur", écrite à gauche du trébuchet, nous renseigne sur une probable fracture dans la vie personnelle du marchand, équilibre fragile entre joie et douleur que Holbein a non seulement manifesté par l'expression du portrait, mais par le côté bancal de sa composition tout entière.
Ainsi l'on peut dire qu'il s'agit d'un véritable portrait psychologique, dont les éléments caractéristiques ne sont pas seulement là pour exalter les qualités du personnage représenté, mais pour témoigner de sa véritable personnalité.
Bien avant l'invention de la photographie qui posera aux artistes la question de la valeur de la réalité fixée, Holbein s'interroge sur l'intérêt du réalisme en art. Que nous dit une représentation qui obéit à toutes les lois optiques, et que peut-elle nous dire si l'on joue avec ces lois ?
Cela fait seulement un siècle que la perspective a été inventée, entraînant avec elle toute un perception du monde, et déjà Holbein décide que cette convention dans la représentation de l'espace peut être dépassée si on la subvertit de manière signifiante.
Faisons une échappée à travers le temps et jetons un oeil sur un artiste contemporain qui utilise lui aussi le réalisme pour en faire autre chose qu'une simple reproduction mimétique avec la réalité.
Ron Mueck, Sans titre (In bed), 2005.
Ron Mueck, Sans titre (Dead dad), 1997.
Ron Mueck, Sans titre (Old woman in bed), 2000.
Ron Mueck, Sans titre (Mother and child), 2001.
Ici le décalage est évident : il s'agit d'une question de proportions. Pourtant, l'effet qui se dégage d'un système aussi simple est saisissant, en particulier grâce à la perfection dans le rendu réaliste de l'infime détail (jusqu'aux pores de la peau).
Ron Mueck n'est pas le premier à réaliser des sculptures aussi "vivantes" : dès la fin des années soixante, le sculpteur hyperréaliste Duane Hanson fabrique des figures à taille réelle, inscrites dans un contexte réaliste.
Duane Hanson, Queenie II, 1988.
Le mimétisme ici provoque une illusion comparable aux raisins, peints par l'antique Zeuxis, que les oiseaux venaient picorer. Les figures de Hanson sont ancrées dans la banalité quotidienne, et l'effet de trompe-l'oeil suscite le trouble un bref instant chez le spectateur.
Cependant le trouble provoqué par les sculptures de Ron Mueck est à mon sens bien plus profond.
D'une part parce qu'elles sont moins ancrées dans un époque et un espace social définis : l'american way of life. Les personnages de Hanson, héritiers du Pop Art, interrogent la vie dans la société, tandis que ceux de Ron Mueck posent davantage des questions existentielles sur l'être au monde, traversant des thèmes universels et intemporels (c'est pourquoi on a retrouvé une de ses oeuvres, Big man, dans l'exposition sur la Mélancolie en 2005).
Ron Mueck, Sans titre (Big man), 2000.
D'autre part, ce changement d'échelle, à l'instar du réalisme bancal de Holbein, apporte une dimension signifiante bien supérieure au simple mimétisme de la représentation. Ces changements d'échelle ont un effet de cristallisation psychologique de la figure qui nous est présentée. La solitude du Gros Homme, son malaise existentiel, sa centration sur lui, sont d'autant plus présents par la place que prend ce personnage dans la pièce, et même dans le coin de la pièce. C'est physiquement que l'on ressent le poids de cet ego hypertrophié qui se recroqueville et tente d'échapper à la communication avec autrui.
De même le corps maigre et encombrant de ce jeune adolescent prend littéralement des proportions gigantesques :
Ron Mueck, Sans titre (Boy), 1999.
Quant à ces deux femmes, leurs commérages persifleurs...
... paraissent bien dérisoires et mesquins quand on les ramène à leur taille :
Ron Mueck, Sans titre (Two women), 2005.
Pour Holbein comme pour Ron Mueck, la virtuosité technique dans la représentation mimétique est nécessaire pour obtenir l'effet recherché de mise en présence avec la figure représentée. Mais elle n'est pas une fin : au contraire ce puissant réalisme constitue un point de départ destiné à être finement subverti pour pousser l'expressivité de l'oeuvre à son paroxysme.
Pour le plaisir, voici une série de photos montrant Ron Mueck au travail sur ce lien :